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Sejawat Merawat : Sur la réflexion des soins

by: Bakudapan Food Study Group

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Traduction par Jennifer Guerra Montenegro

Bakudapan1 a été invité à participer au projet Collaboratoire des Arts pour la Justice Alimentaire et Climatique (Food and Climate Justice Arts Collaboratory, en anglais) qui se concentre sur un effort de construction d’un réseau entre les communautés, les praticien·ne·s et autres en relation avec le thème. Le groupe a également invité avec plaisir quelques nouveaux et nouvelles ami·e·s (Karyn, Putri et Rani) à en faire partie. Le premier lien que nous avons établi en tant que groupe était l’envie de refléter nos propres pratiques et travaux liés à l’activisme en matière d’alimentation et d’écologie. Ayant cet intérêt, aux côtés de nos nouveaux et nouvelles ami·e·s, nous avons finalement convenu de former un groupe d’étude appelé Sejawat Merawat. Le terme indonésien Sejawat signifie « collègue », et Merawat, « attentionné·e ». Le terme sejawat peut non seulement être compris comme un·e collègue, mais aussi comme des ami·e·s qui partagent une vision commune et trouvent les moyens de l’atteindre. D’autre part, merawat résume la façon dont nous voyons les soins et leurs travaux et dérivés, qui sont des éléments essentiels dans ce groupe. Nous sommes liés par ceux-ci.

Sejawat Merawat se réunit régulièrement le mardi pour discuter, regarder des films, lire et échanger sur la vie de chacun·e. Ensemble, nous essayons d’ouvrir un espace pour traiter, partager et apprendre à parler de « Comment pouvons-nous étendre la pratique de la solidarité dans le mouvement alimentaire et écologique avec joie et l’appliquer dans nos vies quotidiennes ? ».

Au début, notre période d’introduction a été assez courte et les rencontres physiques étaient très limitées car certains d’entre nous vivent dans des différentes villes. Par conséquent, la communication qui nous relie pendant la pandémie se fait par le biais de messages textuels et de rencontres en face à face tous les mardis via Zoom. Nous avons utilisé les réunions en ligne pour discuter, regarder des films, lire et faire un check-in (prendre des nouvelles) de nos vies respectives. Jusqu’au jour où une conversation profonde et réfléchie, assez impressionnante pour nous, a commencé.

Nugu : N’est-il pas difficile de prendre des nouvelles des conditions de vie avec des « étranger·e·s » ? Parce que vous n’êtes pas tous des ami·e·s de la première heure. Je veux dire, cela peut mener à des questions personnelles, vous êtes-vous déjà senti·e·s accablés par cela ? Et la séance de check-in, fait-elle une différence dans votre dynamique ? 

Les questions de Nugu nous ont incités à nous plonger dans tout ce que nous avions fait, à la fois sur notre travail dans ce collectif et sur ce que nous avions ressenti pendant le processus. Nous étions impatients de répondre.

Arak Injin : Je ne sais pas pour les autres, mais je me sentais tout de suite à l’aise pour partager ma vie avec ces gens. Je me souviens d’une session de check-in où je devais chanter un bout de ma chanson la plus jouée à l’époque. Je l’ai fait sans aucune hésitation ni honte, hahaha. Peut-être parce que j’ai senti dès la première fois que c’était un havre de paix, du moins pour moi.

Ginger : Je ressens un peu de nervosité lorsqu’il s’agit de la session de check-in qui porte sur les choses personnelles. J’ai peur de trop partager et je finis toujours par ressentir de la culpabilité et un malaise chaque fois que je partage des choses personnelles. Mais après un long moment à me rapprocher d’elles et d’eux, j’ai réalisé que j’apprenais non seulement à mieux les connaître, mais aussi à me connaître moi-même. La session de check-in avec elles et eux m’a donné le courage de m’améliorer et de comprendre comment les questions personnelles peuvent affecter la dynamique collective.

Lestari : Je suis d’accord avec ce que tous les autres ont dit. Mais je voudrais juste ajouter que la plupart du temps, j’oublie que ce que nous avons fait ces derniers mois est un travail. Il ne m’est jamais venu à l’esprit que je serais payé pour… euh, faire la connaissance de nouvelles personnes. Et je dois admettre que je n’ai pas vraiment le don pour les relations sociales. Bien que j’aie eu un petit doute au départ, faire partie de cette petite communauté est étonnamment l’une des meilleures choses qui me soient arrivées. La séance de check-in, en particulier pour moi, nous a définitivement aidés à mieux nous connaître.

La conversation a été assez surprenante. Nous ne pouvions pas imaginer que la relation que nous avions construite en serait au point de sentir que l’activité des check-in de la vie de chacun·e nous amenait à la même profondeur d’émotion. Dans ce sens, nous pouvons sentir que nous réussissions la mission de notre groupe : la création d’un espace pour gérer et partager, et continuer à apprendre pour discuter de la question qui nous interpelle. Nous avons également partagé nos opinions à ce sujet.

Nom : J’aime beaucoup le fait que nous ayons présenté la solidarité comme un acte de pratique. Que nous pratiquions constamment la solidarité. Aujourd’hui encore, je me demande toujours ce qu’est la solidarité. Est-ce un acte de sympathie ? Est-ce de la loyauté ? Est-ce l’unité ? De qui sommes-nous solidaires ? Seulement des êtres humain·e·s ? Et les arbres, les rivières, les oiseaux, les chiens et tous les êtres non-humain·e·s qui nous entourent alors ? Tant de questions, mais je ne veux pas que la réponse soit donnée à la hâte. Cette question et notre démarche sont un processus de réflexion. Parfois, je me demande aussi si la solidarité ne se manifeste que lorsqu’il y a quelque chose à combattre. N’émerge-t-elle que lorsqu’il y a de l’oppression et de la souffrance ?

Ginger : Je pensais que l’empathie pourrait être la clé du maintien de notre pratique de la « solidarité ». L’empathie ne vient pas nécessairement des normes qui nous forcent à agir. Elle vient du sentiment qu’il y a quelque chose de plus profond ou quelque chose auquel nous sommes liés. Cela fait que nous puissions nous sentir connectés les un·e·s aux autres et que nous nous battions sur le même terrain. Parce que les actes de solidarité ne sont pas possibles par une seule personne mais ensemble, tout comme le sentiment ?

Lestari : La solidarité, pour moi, c’est une question de relations. Il est important de s’interroger sur le type de relations que nous voulons construire et avoir les un·e·s avec les autres (humain·e·s et plus qu’humain·e·s) et sur la manière dont nous voulons le faire. 

Arak Injin : Pendant ma licence, j’ai toujours associé le mot « solidarité » à quelque chose de fort, de dur et de prêt à se battre. Je parlais de solidarité avec beaucoup de prudence, de peur de mal interpréter le mot et l’action qui s’ensuit. La solidarité peut se manifester même dans les plus petites choses. Il s’agit de prendre soin des choses qui comptent pour nous, d’apprendre la vérité ; il s’agit d’amour. La solidarité consiste à faire tout cela ensemble, avec ceux qui peuvent partager la même énergie. Je sais que cela peut sembler ridicule, mais lorsque nous regardons et écoutons attentivement ce qui nous entoure, lorsque nous utilisons nos sens du mieux que nous pouvons, nous savons avec qui ou quoi nous pouvons partager cette solidarité. C’est un exercice qui dure toute la vie, je suppose. Et il est amusant d’apprendre peu à peu, avec les camarades de Sejawat Merawat, que la solidarité est essentiellement un acte tendre pour tout mouvement.

Nugu : Je crois que la solidarité est un processus, un progrès et un flux. Elle nous fait bouger, réfléchir et nous arrêter, ce qui permet à chacun·e aussi d’avoir des significations différentes à certains moments. Est-ce que j’ai l’air trop optimiste maintenant ?

En écoutant les opinions des un·e·s et des autres, discerner les possibilités de ce que nous pouvons faire pour l’avenir nous intéressait de plus en plus. Nous avons commencé à réduire les sujets sur la façon dont nous pourrions agir pour générer un processus attentif et confortable dans la dynamique collective. La journée devenait plus chaude, et notre conversation aussi.

Ginger : Pour moi, ce que nous faisons ensemble depuis si longtemps m’ouvre lentement les yeux sur le fait qu’il y a de nombreux besoins de chaque individu qui doivent être satisfaits par ce réseau. Non seulement en ce qui concerne notre travail sur des questions connexes : sociales, écologiques, alimentaires, etc., mais aussi nos besoins personnels. L’ouverture pourrait donc être importante pour ce processus. Mais de quel type d’ouverture avons-nous besoin ? Quelle est la limite ? Personnellement, il est crucial de pouvoir se sentir connecté·e en construisant/ prenant soin de la relation avec les individus et toutes les formes de travail avec eux. Mais je pense qu’il est très difficile de construire un réseau basé sur la compassion, car chaque individu a sa propre idée du type de relation dont il a besoin ou qui lui convient le mieux. Tout le monde ne peut pas apprécier la dynamique qui apporte beaucoup de sentiments. Ma question « Comment pouvons-nous gérer ensemble nos différents besoins personnels et collectifs ? » sera-t-elle un point d’entrée pour explorer ce que nous pouvons faire pour générer un processus prudent et confortable ?

Arak Injin : Je dois dire que de toute ma vie, je n’ai jamais fait partie d’un groupe qui soit capable et désireux de comprendre les besoins personnels de chacun·e de ses membres afin que nous puissions avancer dans notre travail. En général, on procède différemment : pour avancer, il faut d’abord effectuer le travail, donc négliger ses besoins personnels et son espace personnel. En fait, j’ai été assez surprise et je n’ai pas pu croire à quel point ce groupe est à l’aise. Peut-être parce que la plupart des groupes dans lesquels je participe se concentrent vraiment sur l’objectif et la mission partagés. Je crois que Sejawat Merawat a sa mission, mais je suppose que le processus vers cette mission est également notre mission. Il n’est pas facile d’être ouvert et vulnérable, surtout lorsque nous faisons tout cela virtuellement. C’est pourquoi nous sortons de nos zones de confort en restant dans nos zones de confort. Comme ça, nous créons un environnement que nous avons toujours souhaité, mais qui est très difficile à obtenir. Malgré le manque de familiarité qui nous donne l’impression qu’il y a encore de nombreux trous dans ce processus, je pense que nous y parvenons de manière étonnante. 

Nugu : Pour ceux qui travaillent dans l’activisme, et surtout avec les sujets qui nous préoccupent (l’écologie et la justice climatique), il est difficile de trouver un espace confortable et attentif pour que les individus soient présents d’une manière ou d’une autre. Mais il n’est pas impossible de générer ce genre d’espace, ce qui me semble être un point important à soulever.

Nos esprits se sont éloignés en pensant aux exigences de la pratique des soins pour chacun·e d’entre nous. Cela demande beaucoup d’efforts, d’énergie, de pensées, de temps et, surtout, d’émotions. À ce stade, nous avons eu l’impression que le travail de soin était devenu notre aspect central dans la reconnaissance de l’espace domestique physiquement et mentalement dévorant. Néanmoins, chacun·e d’entre nous avait son propre point de vue sur ce travail de soin.

Ginger : Le travail de soin ne consiste pas toujours à « faire pousser les plantes » ; la phase de « ré-ensauvagement » est également importante afin que nous puissions avoir le temps de nous arrêter/nous reposer/contempler et évaluer notre travail. Cette phase de « ré-ensauvagement » peut également signifier que nous ne devons pas nous sentir accablés par notre travail de soins, car qui sait si quelque chose peut réellement pousser de manière saine/feuillue/étonnante sans avoir à s’en occuper ? Notre travail au sein du réseau ne consiste donc pas seulement à cultiver et à semer toutes ces belles fleurs, mais aussi à voir comment les mauvaises herbes que nous laissons pousser deviennent une partie de nous-mêmes. À quoi ressembleront-elles si elles poussent avec les plantes dont nous prenons soin ?

Lestari : Le travail de soin prend de nombreuses formes différentes en fonction des besoins d’un individu et d’une communauté dans différentes circonstances. J’ai le sentiment qu’il ne peut être effectué que si l’on se sent suffisamment en sécurité pour être soi-même parmi les gens de la communauté dont on fait partie. J’aime qu’à Sejawat Merawat, nous ayons fourni un effort collectif pour que chacun·e puisse montrer curiosité et vulnérabilité. Aucune domination ni jugement ne peut entrer dans notre espace. Même si des désaccords et des erreurs se produisent, cela ne nous empêche pas de nous respecter mutuellement. En fait, ils nous font grandir et nous épanouir davantage. La prise en charge collective nous rappelle également que nous sommes responsables les un·e·s des autres. Par conséquent, il est également important de se tenir mutuellement responsables. Ce n’est pas le perfectionnisme que nous recherchons. Tout ce que nous voulons, c’est la libération individuelle et collective de ces systèmes coercitifs qui nous empêchent d’être qui nous sommes et qui nous devenons.

Arak Injin : Je suppose que nous avons tendance à négliger le travail de soin parce qu’il ne semble pas si important. Nous ne le considérons généralement que comme un aspect secondaire de la vie. Pourtant, nous en avons désespérément besoin. Pourtant, nous aspirons à être pris en charge par d’autres. Cela fait du bien d’être pris en charge, mais qu’est-ce que cela fait de prendre soin, de faire le travail de soin ? Est-ce fatigant, est-ce ennuyeux ? Ce sont les questions que nous nous posons tout en effectuant le travail de soin lui-même. Lorsque vous vous souciez de quelque chose ou de quelqu’un·e, vous le/la laissez faire. Vous lui donnez des précautions et des avertissements, mais vous reconnaissez son existence et ses besoins. C’est ce que nous avons fait ensemble ces derniers mois. Cela me fait croire que même les plus petites choses comptent.

Notre travail au sein du réseau ne consiste donc pas seulement à cultiver et à semer toutes ces belles fleurs, mais aussi à voir comment les mauvaises herbes que nous laissons pousser deviennent une partie de nous-mêmes. À quoi ressembleront-elles si elles poussent avec les plantes dont nous prenons soin ?

Nugu : Dans de nombreux cas et histoires que j’ai entendus concernant le travail dans le milieu de l’activisme, il peut être difficile et régi par un patriarche et un système de travail masculin. Dans ce contexte, le travail de soin a toujours été négligé ou mis de côté. D’après ce que disent les autres, le travail de soin peut prendre diverses formes : prendre soin de l’espace, s’informer de l’état de santé d’un ami, laisser la place aux échecs, à la réflexion, et beaucoup d’autres. Je crois que ces formes de soin ici impliquent une pratique constante et des moments de réflexion entre chaque une.

Nous sommes restés silencieux pendant un moment. Ce silence était un signe que cette conversation n’avait pas besoin d’être répondue tout de suite et qu’il faudrait peut-être plus de temps pour la comprendre pleinement. En outre, ce silence peut également faire partie du processus d’apprentissage, car il n’existe pas de raccourci pour créer un espace idéal. Nous devons simplement continuer à aiguiser notre regard : à pratiquer l’empathie, à acquérir des connaissances et à être plus conscients des plus petites choses. Nous avons décidé de terminer notre conversation par cette question : notre méthode peut-elle être financée par Arts Collaboratory

Arak Injin : Je ne sais pas. Dans mon esprit de vieille école, il faut faire confiance à un programme pour pouvoir le soutenir de toutes les manières possibles. Sejawat Merawat n’est pas un programme/projet/groupe/réseau qui a un plan très rigide dès son lancement, car nous y travaillons ensemble tout au long du processus. Comment être aussi confiant ? 

Ginger : Je suis d’accord avec Arak Injin. Néanmoins, je pense qu’une telle dynamique peut nous amener à nous incarner dans le travail que nous faisons. Si nous construisons un réseau comme le veut le Collaboratoire de Arts, je pense que nous sommes déjà sur cette voie. Construire des réseaux basés sur la solidarité n’est pas facile. Chaque communauté/groupe a ses propres défis et son propre contexte, donc l’application de ses méthodes sera différente. Alors qui peut décider de la bonne méthode si ce n’est chaque individu dans ce groupe ?

Nugu : Je ne suis pas vraiment sûr non de pouvoir y répondre. Les doutes sont inévitables au début de la discussion. Cependant, à mon avis, nous nous faisons sincèrement confiance. Comme la confiance nous rend capables de nous valider entre nous, il y a de la place pour l’expérimentation et l’échec. Elle nous pousse donc à mettre notre espoir dans le processus plutôt que de délibérer uniquement sur le résultat. En ce qui concerne le financement, nous sommes reconnaissants et avons beaucoup appris du Collaboratoire des Arts qui nous a permis d’avoir la liberté de gérer le fonds avec n’importe quel type de méthodologies et de programmes. Comme je l’ai dit à propos de valoriser le processus dans notre travail, cela est principalement inspiré par les collectifs du réseau de Justice Alimentaire et Climatique. 

Bakudapan Food Study Group

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