Congonha, teacher plant, 2021

Les congonhas et les montagnes murmurantes

by: Walla Capelobo

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Traduction par Jennifer Guerra Montenegro

« Shine bright like a diamond »

Rihanna

Partie I

Je t’ai oublié et je me suis souvenue de moi
Às Congonhas e às montanhas que sussurram (Les congonhas et les montagnes murmurantes) est une œuvre qui surgit de mon intuition et de ma curiosité pour les congonhas, une plante autochtone du Cerrado brésilien composée de tiges tordues, de feuilles épaisses et de racines qui s’enfoncent profondément dans un sol rocheux et riche en fer. En plus de donner son nom à la ville où je suis née, à l’intérieur du Minas Gerais, au Brésil, les congonhas sont une source de guérison et de mystères qui ont stimulé mon désir de les rencontrer. Les colonialistes portugais ont appelé la petite vallée du centre, qui deviendrait plus tard Minas Gerais, Congonhas, face à l’abondance de cette plante dans les champs pierreux de la région. De nos jours, les congonhas appartiennent à l’immense liste des espèces en danger d’extinction. Leur disparition est directement proportionnelle à la destruction croissante du paysage par l’exploitation minière. Depuis le XVIIe siècle, Congonhas subit les conséquences d’avoir un sol riche en minerais. Pendant la période coloniale officielle, l’or a été la première chose convertie en marchandise et, à partir de cet événement, les premières vagues de destruction écologique de la zone se sont formées. Au moment où j’écris ces premières lignes, le sol de Congonhas subit un autre cycle d’expropriation : depuis le XIXe siècle, et avec une plus forte intensité à partir des années 40 du XXe siècle, le minerai de fer est exploité de manière intensive. La région est surnommée le Quadrilatère de fer et elle y abrite l’un des plus importants gisements de fer de la planète dont la richesse s’épuisera bientôt. J’écris sur le sol d’une des régions qui souffre le plus de délits liés à l’environnement, et ses conséquences, comme la rupture de barrage de résidus miniers de fer à Mariana (2015) et à Brumadinho (2019), les accidents de travail, l’extinction d’espèces végétales et animales, ainsi que les atteintes constantes aux droits humains. Ce sont quelques réalités courantes dans des zones minées par des entreprises comme Companhia Siderúrgica Nacional et Companhia Vale do Rio Doce, en plus des politiques de l’État du Minas Gerais et du gouvernement brésilien qui « légalisent » les violations des territoires et de nos corps. Le chercheur argentin Horacio Machado Aráoz affirme que « …la vie moderne est inconcevable sans l’exploitation minière. La modernité est intégralement, dans son évolution et de nos jours, une expérience minière complète ».1 Plus loin dans le même texte, il affirme que « la civilisation occidentale a minéralisé la condition humaine », c’est-à-dire, l’exploitation minière, phénomène primordial dans le mode de production colonial du monde, a créé une condition d’existence dans laquelle les êtres humains et non humains peuvent être expropriés de la Terre jusqu’à l’épuisement de ses ressources ou jusqu’à son extinction.

Google maps, Congonhas, Brazil. 2023

Bien qu’ayant vécu pendant des années dans le territoire de Congonhas, je ne connaissais pas les plantes magiques dont son nom provient et je rêvais toutefois du jour où je les découvrirais. Le mode d’existence produit par le monde ordonné grâce à la logique moderne/coloniale -comme argumenté par Denise Ferreira da Silva-, se compose d’un ensemble d’opérations fondées sur la fragmentation (cartésienne), la séquentialité (linéarité du temps) et la déterminabilité. Denise appelle cet ensemble de procédés les piliers épistémologiques de la modernité,2 des actions qui constituent le maintien du monde tel qu’il nous a été présenté. 

Mon travail naît également du souhait de détruire ce monde assiégé par la logique moderne/coloniale, dont son maintien est uniquement possible à travers le dépouillement des terres indigènes et les processus perpétuels d’esclavage des peuples de peau foncée (noir.e.s africain.e.s, afrodescendant.e.s et humain.e.s des terres envahies). Pendant des décennies, j’ai été témoin de la fragmentation des montagnes par une force extrêmement intense et je n’ai jamais pu m’habituer à une telle destruction. Je ressens la force extrême et extractive des minerais dans ma vie et dans celle de mes proches qui travaillent au service de l’extraction minière (mon père, ma mère, mon frère, des oncles, des tantes, des cousins et mon grand-père paternel), tout comme dans celle de la communauté qui m’entoure (des voisin.e.s et des ami.e.s) dont les âmes révèlent les symptômes d’une vie organisée par couches sociales. Ce travail est une forme de redistribution de la violence.3 Ce n’est pas seulement une dénonciation mais aussi une façon d’expliquer et de partager ce que je ressens et ce que je vis. Non pas comme un problème individuel mais comme une partie d’un treillis de vies sombres et fragmentées par le système colonial. 

Dalton Paula, artiste pour qui je ressens une grande admiration, a été une grande inspiration pour moi dans le processus d’élaboration de Às Congonhas e às montanhas que sussurram. Ses œuvres As plantas curam (2016), A cura (2016) et Santos Remédios (2016) présentent des routes de guérison pour celles et ceux qui ne nous sentons pas en sécurité dans les terres envahies. Les procédés artistiques de Castiel Vitorino, également Brésilien, et plus particulièrement dans Room for Healing (2018), ont alimenté mon Orí dans les chemins des congonhas. Aussi bien chez Dalton comme chez Castiel, le remède se construit pour les maux du système maladif brésilien, grâce à des procédés non occidentaux, à des savoirs qui ne s’appuient pas sur la modernité/colonialité, mais sur des matrices complexes de savoirs qui survivent au projet brésilien. Les ancestralités -qui proviennent de la terre et qui sont africaines-, l’oralité, les connaissances populaires, les communications spirituelles, la capacité de dialoguer avec des êtres non humains, le rejet de l’humanité modulée par la blanchité, sont quelques procédés présents dans ces œuvres, dans mon corps/vie et dans mes gestes créatifs. 

Dalton Paula, A cura (2016), détail. Cadeau de l’artiste.

J’ai commencé un dialogue avec les congonhas il y a deux ans. C’est mon grand-père paternel, Expedito Teixeira, l’une des rares personnes de ma famille qui connaît les congonhas et ses effets, qui me les a présentées. Il possède une grande connaissance empirique sur le Cerrado brésilien, après de nombreuses années de travail dans l’exploitation minière à Morro do chapéu (Nova Lima, Minas Gerais). À partir de cette expérience, il nous parle des explosions qui ont détruit le paysage en quelques secondes. Il nous parle aussi des animaux que nous ne voyons pas depuis des décennies, des plantes que je ne connais qu’à travers sa voix, des sources d’eau qui s’assèchent et comment, avant, le thé de congonhas faisait partie du quotidien de la communauté. 

Suivant son conseil, je marche à travers les forêts de Congonhas, à travers les collines de Pires et Casa de Pedra pour expérimenter avec des êtres qui nous ont été arrachés. En cherchant les congonhas, j’ai trouvé une forêt. Chaque jour écoulé sans les trouver, éveillait mes sens vers d’autres mondes qui existaient là, au-delà de l’exploitation minière. Des histoires, des rencontres, des conversations avec les fleuves Maranhão, Soledade, Paraopeba, Camapuã qui entourent les montagnes avec leurs eaux mystérieuses, capables de crier parmi les silences des extinctions. Les montagnes, le cycle des pierres ; lorsque je m’appuie sur le fer, je me souviens de lui au centre de la planète et je suis honorée de l’avoir comme compagnie. Les forêts, les arbres sinueux, tordus et rigides qui s’enracinent dans les rochers. Jatobás, espinheiras, venenosas, frutas do lobo, tamarins, prunes, tant de noms, de saveurs que je n’aurais pas connus sans les chemins ouverts par les congonhas. Je l’ai comprise comme une plante maîtresse, une plante importante qui m’a appris les cycles et les chemins, la force nécessaire pour bourgeonner dans la profondeur du sol rocheux. Les congonhas ont enchanté mon regard : j’ai commencé à voir la multiplicité d’espèces qui m’ont toujours entourée. Comment ai-je pu vivre ici toute ma vie sans connaître ce petit coin de forêt ? J’ai commencé à me connaître, à me perdre. À me décomposer en hallucinant et en rêvant.

En février 2021, pendant une randonnée à travers la Sierra de las casas de piedra (la Sierra des maisons de pierre), j’ai été surprise, pour la première fois, par la décharge d’un éclair. J’ai trouvé, j’ai reconnu et j’ai aperçu des congonhas. Toutes les autres fois que je les ai vues, cela s’est produit à travers quelqu’un d’autre. La communauté qui m’entoure connaît ce travail et c’est ainsi devenu courant que les personnes me montraient, m’offraient et me parlaient des congonhas. Lorsque je l’ai reconnue dans la forêt, j’ai senti que j’avais brisé le temps. J’ai ressenti la joie d’incarner une connaissance entravée, entrevoyant les impossibilités de l’oubli. Pendant le cours « Pensamento preto contemporâneo brasileiro, por um devir-quilombista das artes » (Pensée noire brésilienne contemporaine, pour un devenir-quilombo des arts), dispensé par Jorge Vasconcelos dans le Programme de Pós-Graduação Estudos Contemporâneos das Artes de la Universidade Federal Fluminense, auquel l’artiste multidisciplinaire Carmen Luz a participé, je me suis souvenue de ma rencontre avec les congonhas. Carmen a généreusement parlé de la justice comme une explosion, un événement, un sentiment qui est plus proche de la joie et non d’un état permanent des choses. Ces mots m’ont émue et m’ont emportée à travers le territoire de la mémoire jusqu’à la rencontre avec les congonhas. Ce jour-là, j’ai vécu la justice, le tonnerre de la joie qui éclate et qui transforme. La justice de ne pas oublier. Nos vies sombres sont imprégnées d’explosions volcaniques ardentes de justice. À partir de ce moment-là, je souhaite des moments de joie, de justice. 

Congonha, plante maîtresse, 2021

Pendant le processus de Às Congonhas e às montanhas que sussurram, je suis devenue céramiste. J’ai trouvé l’argile dans la spirale du destin. J’étais attirée par la couleur rouge de la terre qui, je le sais aujourd’hui, est composée de fer. En 2020, j’ai réalisé Lameado: intuições e percepções da lama (Laminé : intuitions et perceptions de l’argile) en collaboration avec Elton Panamby et Verde, des amis artistes que j’admire profondément. Nous avons composé ce film dédié à l’argile à travers la rencontre et nous avons échangé les sensations vécues dans la maison de l’argile,4 les mangroves, les marais, et sur les ancêtres, les continuités, les formes de les préserver. Depuis que je suis diplômée en histoire de l’art de la Escola de Belas Artes de la Universidade Federal do Rio de Janeiro (EBA/UFRJ), je me suis intéressée aux arts de et sur la terre et j’ai franchi un pas vers la pratique à travers des cours de céramique que j’ai pris en licence de sculpture de la Escola avec la professeure Kátia Gorini. La rencontre entre les peintures rupestres et la céramique, antérieure à la période coloniale, sont figées dans des confections de continuités où je détruis la linéarité en me rendant compte que l’argile qui moule, et dans laquelle je suis moulée, est la même. Nous tremblons dans le temps. 

Beatriz Nascimento et la pensée quilombo sont impliquées dans mes aventures avec l’argile, par ses contributions sur le quilombo comme entité de la terre, agent de mémoire, projet civilisateur, début et reconnexion avec les forces ancestrales. Avec l’argile, je vis ce que le leader quilombo, Antônio Bispo, dit de l’expérience de la vie intégrée à la terre, du savoir hérité par la connaissance africaine, de la relation profonde et sombre avec le cosmos où la confluence de mouvements donne forme aux expériences. J’ai eu accès à un entretien à travers un extrait partagé sur WhatsApp, la Mère Beata de Yemanjá parle de la possibilité d’accoucher avec ses propres mains, de la force créatrice de la gestation qui habite dans les eaux de nos corps. Ma sœur et collègue, Millena Lízia, m’a partagé un texte dans lequel Mãe Stella de Oxóssi raconte l’importance d’être au fond du puits, où il ne semble pas y avoir d’issue, car c’est de là que naît la force de la fertilité. Avec l’argile, j’ai réussi à préparer des mondes qui ne peuvent être déterminés à aucun moment. C’est dans le feu des heures que les transformations nécessaires ont lieu et c’est à moi de les accepter. 

« Le but de la graine de la terre est de s’enraciner dans les étoiles ». Cette phrase est de Lauren Oya Olamina, un personnage de la série Paraboles5 créée par Octavia Butler. Je continue à beaucoup apprendre de Lauren et Octavia au sujet de l’objectif d’imaginer l’imprévu pour nos sombres vies. Je suis en train de donner forme et d’éblouir la justice, la guérison et la fuite des extinctions. C’est une promesse : on ne nous exterminera pas, on ne sera jamais oublié.e.s, les congonhas pousseront. 

Brûlage de céramiques, 2021

Walla Capelobo

artiste, chercheur

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