Tona Kinich

Le retour des Hérons

by: Tona Kinich

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Traduction par Jennifer Guerra Montenegro

Il y a le silence, 

avant, il y a eu des sifflements, des chants, des ailes et des plumes.

On impose le développement, le progrès, la sécurité de l’État.

Une présence qui est annihilantement visible,

dans un tourbillon de poussière qui frappe nos visages.

Des hélices bruyantes au-dessus de nos têtes écrivent dépouillement.

Le sud de la ville de Mexico dispose de plusieurs zones de culture de terres. Xochimilco est l’une de ces zones. Là-bas, la lutte pour le maintien des traditions et des formes d’organisation est une preuve de résistance constante. Au sein du territoire, l’on vit la confrontation continue face au dépouillement car c’est l’une des périphéries qui soutiennent le centre, qui le nourrissent, l’injectent d’eau et lui servent d’attraction touristique.
Avant, toute cette zone était un lac. Alors, des champs de cultures ont été créés sur ce lac : les chinampas.1

Les hélicoptères ne cesseront de passer tout l’après-midi. 

À la tombée de la nuit, ils changeront par le tambourinement des moteurs des poids lourds et par les tremblements du terrain lorsque ces derniers passent par là. Les lumières aveuglantes et les traces régulières de leurs pneumatiques indiqueront la répétition de leur passage.

Une chinampa ressemble à une petite île, à une succession de monticules de terre connectés par des canaux d’eau. On a dit que ce paysage dédié à l’agroécologie produit des conditions d’équilibre eau-terre-air. Cela fait que la terre devienne très fertile pour la culture, qu’elle dispose de nutriments, qu’elle génère une couche humide sous la rhizosphère et qu’elle ait de l’eau disponible pour les plantes.

Ce silence parle de la fuite, de l’ annihilation.

Il n’y a pas d’oiseaux dans les environs, ils ont été chassés.

Il y a la rage, la peur, la tristesse.

J’ai grandi à la frontière de la zone de culture de terres et des quartiers populaires de la ville. Je me suis éloigné de la végétation quand j’ai été en contact avec des secteurs urbanisés de la ville. Du travail de mes parents, les écoles où j’ai étudié, les zones de récréation, d’emplois, aux espaces d’organisation. Les trajets d’au moins une heure et demie sont devenus normaux pour moi.
Travailler dans la chinampa a été une invitation à territorialiser de nouveau un espace qui ne m’était plus familier. Sari m’a invité à parcourir la zone, aux travaux communautaires, aux semailles, à la récolte et à faire attention aux cycles agricoles. Une invitation à la rescousse et à la protection des graines natives comme le piment chicuarote, la rose d’Inde, le maïs, le haricot. C’est la majorité des activités que nous réalisons en tant que projet de reconnexion avec la chinampa.

Les personnes qui m’ont appris à cultiver ont été principalement des femmes

Dans le territoire propre à la chinampa, nous travaillons la terre, de préférence, pieds nus. 
Pendant queles hélicoptères se montrent et les oiseaux se cachent, nous sommes en train de nettoyer et de désherber l’herbe pour semer des tomates.

Est-ce possible d’être en contact avec la terre avec des éléments-clés différents à la domination et plus proches de la protection ?

Chinampa du nahuatl chinamitl : tissage de fanes de maïs ; et pan : au-dessus de tout.

Le territoire change : il y avait de longues étendues de lacs et ensuite, de longues étendues de canaux. La terre recouvre plus d’espace et maintenant, c’est au tour du ciment.

Je vais de mon domicile aux chinampas à vélo. La ville se transforme, elle passe du gris au vert. Des canaux d’eau au lieu de grandes avenues.

Depuis peu de temps, l’on a commencé à construire un poste de police de la Garde Nationale – actuelle institution de sécurité du gouvernement du Mexique – à l’une des entrées, près du lieu où nous travaillons. Sa construction fait contraste dans ce territoire : une construction lourde, grande, totalement en béton ; une représentation spatiale d’imposition. En-dessous, comme partout dans la zone, il y a des couches de boue au-dessus de bassins d’eau. 

Miguel nous implique dans sa relation avec la terre, il nous invite à vivre cette expérience avec laquelle il a grandi.

Sari nous encourage, nous motive.

À ce moment-là, nous en apprenons tous et toutes les trois au sujet de l’eau, de la boue, du piment chicuarote2, du maïs, des fenouils, des pourpiers, des quelites3.

Nous devenons des chinamitl.

San Gregorio Atlapulco, Xochimilco, où se trouve la zone de la chinampa où nous collaborons, est un territoire qui alimente en eau le centre de la Ville de Mexico. On la draine.

Durant les saisons sèches, il n’y a pas d’eau pour arroser. C’est insuffisant face à la soif des plantes et à la chaleur intense.
Atlapulco : « lieu où l’eau tourbillonne » ou « les terres de boue ».

J’aime sentir la boue. M’y plonger.

La boue laisse dans mon corps sa température ; je laisse en lui une trace.

La boue reconnaît les relations et les interactions. Elle s’en montre digne.

Moi, je laisse quelles traces dans ce territoire ?

* * *

L’année dernière, nous avons navigué sur le fleuve Yuma4 à bord de pneumatiques recyclés. Les Jaguos, à travers le Territoire5, nous ont impliqués dans leur relation avec l’espace qu’ils habitent, ainsi qu’avec sa défense. Avec eux et elles, j’ai appris à être attentif aux oiseaux et j’ai appris que la défense de ce territoire a un lien avec les interactions que nous créons avec celui-ci.

-Je regarde un ciel brillant et un chemin de crêtes d’arbres. Je sens le froid rafraîchissant de l’eau sur tout mon corps, je frissonne même si je me sens détendu, étant allongé sur la chambre à air du pneu. Le courant nous emporte. J’entends rapidement une chute d’eau, mais je ne trouve pas d’où le bruit provient.

-Et cette cascade ?

Camilo, qui doit avoir environ 12 ou 13 ans, s’approche et, avec son regard, il me guide vers l’origine du son. Un grand cours d’eau marron.

-Voilà toute l’irrigation des cultures. Tout l’engrais va dans le fleuve. – me dit-il.

* * *

Dans la milpa (système agricole traditionnel composé d’une polyculture : maïs, haricot, courge, piments, tomate), trois graines de maïs sont laissées : une graine pour les oiseaux, une graine pour la terre et une autre pour les êtres humains. Nous ne nous concentrons pas sur la production, nous n’utilisons pas de produits agrochimiques. J’ai l’impression que la protection et l’apprentissage prennent plus de place dans ma relation avec le territoire. Travailler la terre, non pas pour en tirer profit mais pour la protéger, pour la connaître : c’est ce qui me fait penser lorsque Itziar nous raconte que, dans le collectif Albura6, les membres se considerent comme des gardiennes d’abeilles, plutôt que comme des productrices de miel dans le semi-désert à Queretaro. 

Comment maintenir économiquement un projet sans se concentrer sur la production ?
Dans les chinampas, il y a des zones de culture de terre et des zones touristiques. Cela me met mal à l’aise de me sentir comme un ou une touriste mais je me perçois de nombreuses fois comme étant plus proche d’eux. J’aimerais maintenir une présence quotidienne dans le jardin : une présence qui se transforme en défense. La défense implique de se confronter à l’injustice. Une justice à partir de la protection et de l’organisation communautaire.

* * *

Il y a une présence majoritaire d’hommes qui travaillent la terre dans les chinampas mais les personnes qui m’ont appris à semer ont principalement été des femmes. Je me sens connecté aux personnes avec qui je partage l’apprentissage de la terre, la manière de cultiver, d’arroser, d’observer. Cela devient une expression de tendresse.

Les gens parlent de justice environnementale et je pense aux mains de Miguel qui touchent la terre, à la camomille qui pousse au bord du canal, au pissenlit qui bourgeonne dans les fissures du ciment, aux racines des arbres qui soulèvent le béton. Je pense à une assemblée où beaucoup de désaccords surgissent mais, où les participants partent en riant. Je pense au tequio, au chapin, au almarcigo7. Je pense à la lutte de la communauté Wixárica qui exige la restitution de ses terres et qui n’est pas écoutée. Je pense au nommé « Train Maya » et son parcours de violence.

Souvent, la justice est une sensation. Elle se montre lorsque je me rends compte de la fuite des hérons face au progrès et aussi, lorsqu’ils reviennent malgré cela, 

ou peut-être, 

face à cela.

Tona Kinich