Nicolás Pradilla

Pas de justice climatique globale sans justice épistémique globale

by: Nicolás Pradilla

Image : Pot de récupération d’eau à San Sebastián de las Flores, Oaxaca. La rétention d’un maximum d’eau de pluie présente de nombreux avantages environnementaux, sanitaires et économiques. Il contribue à l’infiltration de l’eau dans les nappes phréatiques et à la régénération des sols. Photographie de Nicolás Pradilla.

Le changement climatique impose des transitions économiques dans les secteurs les plus pauvres et accélère le passage de l’agriculture à d’autres formes de travail rémunéré dans les centres urbains. Cela a de graves conséquences sur la vulnérabilité accrue des aliments et des écosystèmes.1 Dans l’urgence d’un débat plus large autour de la justice climatique, More of Us abordera, au cours des prochains mois, les relations tissées par une variété d’initiatives sur le territoire vers l’autogestion et la souveraineté alimentaire. Des histoires qui s’éloignent du paradigme du développement, de la croissance permanente et de sa machinerie agro-industrielle, tout en tissant des approches interspécifiques de la reproduction de la vie à partir de connaissances situées dans le Sud global.

Nous pensons que pour garantir la justice environnementale, il est essentiel de garantir également la justice épistémique.2 Il n’y aura pas de répartition équitable des biens, des services et des coûts de l’activité économique au sein de la biosphère entre les peuples et les générations sans une évaluation équitable des manières de voir et de reproduire le monde, ainsi que sans un accès aux connaissances situées dans les réseaux vitaux.

La vision universaliste eurocentrique du monde a historiquement remplacé les modèles indigènes et localisés qui construisent les relations de reproduction de la vie à partir du contexte. Elle l’a fait en imposant des paquets technologiques et des récits centrés sur la consommation qui ont provoqué des transformations géologiques sur la planète. La colonialité de la logique d’accumulation reproduit structurellement des relations inéquitables dans la distribution des pertes et des gains. Cette vision, qui repose sur la destruction pour la production de richesses, a mis en évidence la nécessité de chercher d’autres voies.

Ces dernières années, la question de savoir comment répondre à la crise écosociale et atténuer les dommages causés aux écosystèmes par la consommation de combustibles fossiles et d’autres agents hautement polluants, ainsi que par la déforestation, la perte de biodiversité, la pollution de l’eau, la modification des cycles de l’azote et du phosphore, entre autres indicateurs des limites de la charge planétaire,3 est devenue une priorité dans le débat public. Les perspectives du Nord global sont tiraillées entre la décroissance et un Green New Deal qui continue de fantasmer sur le développement durable, tout en périphérisant les dégâts de la transition énergétique. La durabilité ne peut être comprise indépendamment de la distribution équitable. Cela passe par l’équité dans la juste répartition des biens, des services et des coûts environnementaux entre les différents territoires et groupes sociaux, ainsi qu’entre les générations. Ce sont les deux principaux axes de la justice environnementale.4 

Face à la crise énergétique et climatique, il est nécessaire de construire des systèmes locaux durables pour la gestion de l’eau, la fertilité des sols et l’organisation des réseaux d’approvisionnement de base. Cela sera essentiel pour contenir la crise migratoire et alimentaire à laquelle de nombreuses populations du Sud sont confrontées depuis au moins deux décennies en raison des effets du réchauffement climatique, et qui commence à s’aggraver à un rythme accéléré.

Dans les connaissances techniques et organisationnelles localisées, il existe des clés de gestion de la reproduction de toute vie qui permettent d’imaginer des moyens de résister à l’assaut de la crise multivectorielle du capitalisme. La connaissance locale de la production et de la circulation des aliments est un élément central pour garantir la souveraineté alimentaire, la résilience et l’équilibre écosystémique du sud global. Elles concernent le territoire et sa défense, les réseaux translocaux de produits et de connaissances, ainsi que la restauration des écosystèmes par leur gestion. Les réseaux bioculturels tels que les systèmes agroforestiers et la préservation des semences et des variétés indigènes sont des outils stratégiques face à l’assaut de l’agrobusiness, des projets extractifs, des déplacements, de la déterritorialisation et de la précarité qu’ils produisent.

Les connaissances locales contribuent à faire face aux entreprises mondiales en renforçant les réseaux d’autoconsommation, d’approvisionnement et de variétés dans une région. Historiquement, les peuples autochtones reconnaissent les réseaux d’interdépendance et la collaboration complexe des écosystèmes. Les horizons des autres relations possibles avec le territoire et ses habitants sont innombrables, depuis les forêts anthropiques comme l’Amazonie ou la forêt maya de la péninsule du Yucatan, jusqu’aux systèmes agroforestiers complexes comme les chinampas du bassin du Mexique, ou les systèmes d’aquaculture du Bénin. Celles-ci coïncident avec la diversité et la richesse des produits ainsi qu’avec les relations bénéfiques que différentes espèces humaines et non humaines coproduisent.

Les gardiens de semences, les marchés locaux, l’autoproduction et la pérennisation des connaissances dans les réseaux bioculturels sont de puissants exemples des processus à suivre pour reconstituer d’autres relations avec les territoires. Ces espaces de reproduction de la vie contribuent au maintien des écosystèmes et construisent à leur tour une autonomie pour défendre les territoires et les modes de vie contre la menace des projets extractifs.

Au cours des mois suivants, More of Us abordera ces axes en se basant sur les relations territoriales, les savoirs situés et les propositions de changement des peuples autochtones, ainsi que les droits interspécifiques. Bienvenue dans la discussion. Nous serions ravis de vous entendre si vous souhaitez proposer des textes, des conversations, des images ou des sons à ce débat. N’hésitez pas à nous contacter.

Nicolás Pradilla

Professeur, éditeur

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